Billets qui ont 'Grossman, Vassili' comme nom propre.

Le ciel se charge

Toutes les allocutions du week-end ont commencé par évoquer l'attaque terroriste en Israël (dont je n'avais aucune connaissance, ne suivant pas l'information en ce moment festif), la dénoncer et affirmer notre soutien à Israël.

Il a fallu quelques heures pour que je comprenne que c'était une sorte de Bataclan puissance dix, à ciel ouvert. Rentrée à la maison, j'ai trouvé H. rivé sur Twitter, à regarder les vidéos («mais pourquoi tu regardes ça? Il ne faut pas faire de vues à ces ordures»). Il est effondré. Je me rends compte qu'il a beaucoup moins lu que moi, qu'il a beaucoup moins conscience de l'horreur. Derniers Témoins, par exemple, sans parler de Hilberg ou du Livre noir de Grossman et Ehrenbourg. Ça donne une idée du possible — ou de l'indicible. J'essaie de ne pas trop penser.

Ukraine, tremblement de terre au Maroc en septembre, Haut Karabakh la semaine dernière, tremblement de terre en Afghanistan samedi et Israël. Comment faire face, comment aider tout le monde?
Je contemple sur FB un appel à dons pour le Maroc, et je sais que ça va être difficile.


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Quel est le pays dont le président est juif, le ministre de la défense musulman, qui se bat pour protéger sa population en majorité chrétienne?










L'Ukraine.

Je m'ennuie

Il faut bien le reconnaître, je m'ennuie. Plus de littérature, plus de cruchons, plus de Daniel Ferrer; plus de théologie (qui malgré mon espoir n'a jamais réussi à remplacer la littérature); bien moins d'aviron (mais l'ergo me tuait); un boulot qui consiste globalement à repeindre et remettre en ordre le salon du Titanic avant qu'il ne coule…

Je ne sais pas quoi faire de ma peau.
L'impression des Bourreaux de Staline ne s'effaçant pas, j'ai sorti Pour une juste cause de la bibliothèque. Pause dans la lecture de Balzac.
J'ai commencé Vigil (Arte) en faisant la vaisselle. Ça paraît prometteur.

Management de transition

Quasiment fini la liasse fiscale. Je vais avoir clôturé les comptes en une journée. Il faut que je quitte ce boulot, il est devenu trop facile.

Cet après-midi, rencontré par l'intermédiaire d'A-C un consultant. Il est parti du principe que je voulais faire du consulting (ce qui est faux (non je ne veux pas parler de matrice SWOT. C'est ce que j'ai fui toute ma vie)) et m'a donné de bons conseils (c'est sympa de sa part, il a vraiment pris sur son temps par amitié pour A-C. Cela me fait plaisir de voir qu'il y a encore des gens capables de faire cela). Il propose du "management de transition" pour donner une teinte moins monolithique à mon CV (de l'assurance, rien que de l'assurance…) Pas bête. Je ne vois pas trop comment faire cela en étant en poste (le management de transition, c'est urgent par définition, pas question d'attendre trois mois de préavis que le candidat se libère), mais pas bête.

Levallois-Perret. Vent glacial. Cela faisait longtemps que je n'étais pas venue à Levallois-Perret.

J'ai abandonné le livre d'anthropologie chrétienne pour La jeunesse de Pouchkine. La faute à Markowicz qui a publié ceci sur FB hier ou avant-hier :
Mémoire d’Efim Etkind.
« Mémoire des souvenirs »
Chronique I.

Il aurait eu cent ans aujourd’hui. Mon maître, Efim Grigoriévitch Etkind. J’ai parlé de lui, je crois, assez souvent, depuis que je suis sur FB, je ne sais jamais si je peux répéter, si je dois recommencer à redire. Je sais que, d’une façon ou d’une autre, je lui dois tout.
J’aurais voulu parler de ça avec Sonia Wieder Atherton, — enfin, nous n’avons pas vraiment besoin, je crois, d’en parler, parce que nous comprenons sans mettre des mots dessus, — qu’est-ce que c’est, pour un musicien, un maître ? —Pour elle, Natalia Chakhovskaïa, dont elle est partie suivre l’enseignement à Moscou, alors qu’elle aurait pu très tranquillement, j’allais dire comme tout le monde, faire une brillante carrière sans ça. Mais voilà, la musique se transmet par affinités électives, de génération en génération. Est-ce pareil pour l’écriture ? Je ne le pense pas. J’ai l’impression que chaque écrivain se forme lui-même, avec ses lectures, évidemment, avec des amitiés, bien sûr, mais pas de maître à disciple. Les traducteurs non plus, bien sûr, — du moins en France.
Mais, je l’ai dit et je le redis, je ne suis pas un traducteur français. J’écris en français, je traduis en français mais je suis un traducteur russe, et si je suis fier de quelque chose de ma vie, c’est au moins d’une chose, d’appartenir à la tradition de la traduction russe, d’être formé par l’école russe — et, cette école russe, pour moi, c’était Efim Etkind. —

Imaginez ce que c’est, pour un adolescent, de le voir arriver, lui, ce colosse (il était grand et très costaud), et de voir qu’il travaillait avec moi. Qu’il me prenait au sérieux. Non, — qu’il voyait en moi quelque chose que, moi, je ne voyais pas du tout, quelque chose dont je ne savais pas ce que ça pouvait exister. Quelqu’un qui me faisait travailler inlassablement, recommencer, recommencer, qui me faisait lire, — qui m’apprenait à lire. Et sans jamais parler des sentiments, des émotions. En parlant toujours de la structure.

Tout ce que je sais de lui, je ne le sais pas seulement de ses livres, — ou, là encore, essentiellement pas de ses livres, mais de ses récits, — parce que, la plupart du temps, ses livres, je les avais écoutés, de chapitre en chapitre, en désordre, à la maison, chez mes parents, dans ma chambre à Deuil-la-Barre (Val d’Oise) — lui dans le fauteuil, moi, à côté, sur le lit, ou bien chez lui, à Suresnes. — J’ai su ainsi que, lui aussi, il avait appris tout jeune. Mais déjà, dans sa famille, son père et sa mère avaient voulu éduquer leurs enfants en trois langues (en plus du yiddish, qu’il parlait aussi) — bien sûr en russe, mais aussi, et en même temps, en français et en allemand. Il parlait ces trois langues aussi bien les unes que les autres. Nous n’avons jamais parlé qu’en français. Il ne m’a jamais dit un mot de russe — je veux dire, dans une conversation. Evidemment, jusqu’en 1974, il n’était jamais venu en France, tous les visas lui avaient été refusés. Et s’il était venu en Allemagne et en Autriche, c’était parce qu’il était un officier de l’Armée rouge. — Il avait fait la guerre (engagé volontaire, — il aurait pu ne pas la faire, parce qu’il était très myope), justement, en tant que traducteur de l’allemand, et vers l’allemand. Il me racontait comment il composait des chansons parodiques à partir des chansons de variétés de l’époque, et les répandait, par des tracts, et, surtout, la nuit, en rampant jusqu’à cent deux cents mètres des tranchées allemandes, et il parlait dans un mégaphone… toute la nuit, pour démoraliser les soldats. Plus tard, j’ai compris réellement ce que ça signifiait — et combien de gens comme lui se sont fait tuer, en première ligne, comme ça. Mais il ne parlait pas trop de ça. Il avait fait la guerre, il avait vu la mort en face, et très souvent, mais ce n’était pas un sujet de conversation. C’était juste un fait dans sa biographie. — Et puis, un jour, j’avais, par pure inattention (comme ça m’arrive toujours), fait carrément un contresens dans un poème de Pouchkine qu’il m’avait proposé de traduire. Et là, en souriant, il m’a dit que, bon, c’était très grave, mais ce n’était pas mortel. Mais que, pour lui, la traduction était quelque chose qui touchait à la vie et à la mort, et il m’a raconté que, pendant la guerre, dans sa division, un autre traducteur, un jour, avait, comme moi, commis une bévue — il était épuisé, sans doute. Ils avaient saisi des documents sur un officier allemand, et, dans ces documents, il était écrit que telle batterie de canons se trouvait disposée à tel endroit. Et lui, ce traducteur, avait traduit qu’il n’y avait pas de batterie à cet endroit. — Sur la foi de cette négation, le général de division avait lancé une attaque massive, puisqu’il n’y avait pas de canons. L’attaque s’est avérée être un massacre — qui aurait dû être évité. Le traducteur avait été fusillé.

Il ne m’a jamais parlé de la responsabilité morale du traducteur envers l’auteur qu’il traduit. Nous n’avons jamais, jamais, parlé de choses comme celle-là. Nous ne parlions que de structures, que de mots précis, que de lectures.

*

Il avait défendu Brodsky (il avait été très proche de Brodsky). En 1968, il y avait eu « l’affaire de la phrase ». — Il avait publié une édition très importante en deux volumes, une anthologie de la traduction poétique en Russie et en URSS. Il avait dit l’évidence, c’est-à-dire que, sous Staline, bien des poètes qui n’étaient pas publiés, traduisaient pour gagner leur vie — ce qui expliquait aussi le niveau exceptionnel des traductions en langue russe. Cette phrase, au moment où le livre était déjà imprimé, avait provoqué un scandale tel, que tout le tirage du livre avait été détruit, et qu’on avait tout réimprimé sans cette phrase. Déjà là, il avait failli être exclu de l’Institut Herzen (où il était le plus brillant des professeurs) et de l’Union des Ecrivains. Et puis, il avait aidé Soljenitsyne (j’en ai parlé, dans « Partages II »). Et puis, il demandait aux gens intellectuels juifs de ne pas émigrer, parce que leur place était en URSS, malgré tous les malgré — et un jour, il a été radié de l’Institut Herzen et convoqué au KGB (je vous la fais courte). Il y est allé, m’a-t-il dit, en survêtement et en bottes, en me demandant si je comprenais pourquoi. Je n’ai pas compris, bien sûr : en survêtement, parce qu’il n’y a pas de ceinture à enlever si on vous arrête. En bottes, parce qu’il n’y a pas de lacets. Et là, son interlocuteur lui a demandé, très poliment, s’il préférait aller à l’est ou bien à l’ouest, mais le plus vite possible. Et là, j’ai parfaitement compris — et vous aussi, j’espère.

Il est venu en France. Je crois que toutes les universités françaises, à titre symbolique, lui avaient offert un poste. Mais il y en avait vraiment un à Nanterre. Et il est devenu professeur chez nous.

*

La lecture, lui, je le disais, il avait commencé à la travailler tout jeune, à quinze, seize ans, auprès de Youri Tynianov. — Là encore, imaginez, tout ce que j’écris aujourd’hui, ce sont des bribes qui me reviennent de quarante ans. Parce que, oui, ça fait quarante ans que je travaille — j’allais dire que je travaille avec lui. Quarante ans. Quand je l’ai connu, il avait l’âge que j’ai aujourd’hui, et, Dieu, comme il me semblait vieux. J’avais son âge à lui quand il s’est présenté à Tynianov. Tynianov, entre mille choses, avait traduit Heine. Et ils lisaient ensemble, visiblement. Et moi, qui, à ma grande honte, ne lis pas l’allemand, je lis et je relis Heine depuis toute ma vie dans les traductions magistrales, magiques, de Tynianov, et celles d’Alexandre Blok. Mais il avait aussi travaillé auprès de Mikhaïl Lozinski… et vous savez qui c’est, Mikhaïl Lozinski ? C’est, entre autres chefs-d’œuvre, l’auteur d’une traduction grandiose, extraordinaire, de la « Divine Comédie ». Que je lis et que je relis.
Parce que c’est ça, aussi, que vous, mes chers lecteurs d’ici, qui ne parlez pas russe, vous ne pouvez pas comprendre— ou plutôt, c’est quelque chose que je ne peux pas vous expliquer. La littérature mondiale, quand je ne lis pas la langue, je la lis en russe. Parce qu’il existe une tradition immense de la traduction en Russie. Une traduction, c’est-à-dire des critères de base, et une école — des écoles, bien sûr, mais, en vrai, une école. Depuis Vassili Joukovski, qui ne distingue pas ses traductions de ses poèmes (et c’est par Joukovski que tous les Russes connaissent Goethe, Schiller et Byron, et qu’ils lisent « L’Odyssée » — évidemment en hexamètres dactyliques, comme dans l’original). Et Nikolaï Gnéditch, qui consacre sa vie à traduire « L’Iliade ». Et puis, ensuite, la grande école de la première moitié du XXe siècle : Blok, justement, mais aussi Pasternak, mais aussi Zabolotski, et Arséni Tarkovski, et d’autres noms, majeurs, que vous ne connaissez pas, comme Sémione Lipkine, et Lozinski, et des dizaines et des dizaines d’autres. Et donc, quand Efim Grigoriévitch m’a ouvert sa bibliothèque (des dizaines de milliers de livres), j’ai lu et lu et lu et lu. En russe.

Il a été l’élève des plus grands formalistes russes. De ces gens qui ont révolutionné les études littéraires, — et pas que les études littéraires, bien sûr. Chklovski, oui, Tynianov, Eikhenbaum, et d’autres, comme Viktor Jirmounski. Chercher la structure, ne jamais séparer la forme et le fond. Etudier le texte en tant que tel, mais ne pas le séparer de ses contextes, de tous les contextes possibles, — de sa mémoire : Etkind, en rigolant, m’a dit qu’il appelait ça « le structuralisme à visage humain », en parlant d’un grand ami à lui, un autre grand grand savant, Youri Lotman. Et ne jamais parler des sentiments, mais toujours, concrètement, des mots, des sons, de la construction. Traduire, ainsi, c’est rendre une structure par une structure. Et ne jamais rien séparer…

Et puis, comment voulez-vous que je vous parle de l’émerveillement que j’éprouvais, moi, et que j’éprouve encore, quand je l’ai entendu lire ce poème de Blok, « Ravenne »… Je ne peux rien vous traduire, là, parce que rien n’est traduisible, ni le poème ni l’analyse, mais de le voir décomposer la structure par trois, — pas « la » structure — « les structures », parce que, naturellement, il y a plusieurs niveaux de lecture de la construction, du plus large au plus restreint, — parce que ce poème est écrit comme un hymne à la « nouvelle vie » de Dante. Et de voir comment, par exemple, il faisait attention aux sons, au « n »…

VSIO chto miNOUTno, VSIO chto BRENno,
PokharaNIla TY v véKAKH.
TY kak mlaDEnets SPICH, RaVENNa,
Ou SONNoï VETCHnasti v rouKHAK…

C’est la première strophe…

Tout ce qui [tient] de la minute, tout ce qui est mortel,
Tu l’as enterré dans les siècles.
Tu, comme un bambin, dors, Ravenne
[Dans les bras] de la somnolente éternité.

« miNOUtno, BRENNo, RaVENNA, SONnoï (somnolente). Et, me disait-il, tu comprends bien, n’est-ce pas, ce que ça signifie, de commencer à contre-temps ? — Parce que, oui, le poème est écrit en « iambes », c’est-à-dire que l’accent est sur la deuxième syllabe, il ne peut pas être sur une position paire, et là.. tout le début est sur la première syllabe… Et oui, j’entendais, oui, je comprenais. Son amour d’Alexandre Blok, je le garde en moi, j’en porte la mémoire.

*

Le grand thème de la poésie russe, me montrait-il, au XXe siècle, c’est la mémoire. Il était la mémoire incarnée. Il avait connu tout le monde — depuis les années trente. Il connaissait par cœur des centaines, — réellement des centaines — de poèmes, en français, en allemand, en russe. Il les gardait, il les disait, parfois, pour me faire entendre. J’ai entendu Akhmatova par lui — et tous les autres. Et puis, c’est lui, quand même, qui a publié les « Conversations d’Anna Akhmatova avec Lidia Tchoukovskaïa ». Il les a publiées en russe, bien sûr. De cette publication, je me souviens comme si c’était hier.

J’étais chez les Etkind en été, ils venaient d’acheter une maison de campagne à Yvignac, en Bretagne. Il n’y avait pas de portable à l’époque, vous imaginez bien, et même pas de téléphone direct entre la France et l’URSS. Il fallait commander la conversation et attendre. Et, lui, en relisant les épreuves, et en particulier les poèmes d’Akhmatova cités par Lidia Tchoukovskaïa, il me disait qu’il connaissait des variantes différentes — jamais très importantes, un mot, une virgule, mais, enfin, il voulait être sûr. Parce que Viktor Jirmounski, dans l’édition qu’il avait faite des œuvres d’Akhmatova, les avait publiées d’une certaine façon, et elle, Lidia Kornéïevna (elle était la fille de Korneï Tchoukovski), elle disait autre chose. Ils sont restés au téléphone pendant trois heures, à parler de virgules et de tirets, et de l’intonation que ces virgules donnaient, ou ne donnaient pas, au texte d’Akhmatova, textes que, de toute façon, elle n’écrivait pas, puisqu’elle les donnait à apprendre par cœur, en particulier à Lidia Tchoukovskaïa. Cette conversation tranquille reste une des souvenirs les plus merveilleux de ma vie : malgré tous les KGB du monde, d’un bout de l’Europe à l’autre, eux, ils étaient là, et ils parlaient de vers… Et là, réellement, j’ai aimé l’expression française : « savoir par cœur ». Oui, ils savaient par le cœur.

Je voudrais, pour aujourd’hui, terminer sur cela : le savez-vous que, quand vous lisez Vie et destin de Vassili Grossman, vous le lisez grâce à Efim Etkind ? — C’est lui, et son ami Simon Markish (le fils de Peretz Markish), qui ont reçu le manuscrit du grand roman qui avait été arrêté par le KGB — oui, le roman avait été arrêté, pas son auteur : arrêté, toutes les copies, tous les brouillons, même les buvards. Tout avait été emporté. Quand Grossmann avait demandé audience à Khrouchtchev, il avait été reçu par Souslov, qui lui avait dit : « Votre roman ne sera pas publié avant deux cents trois cents ans. » Grossman avait développé un cancer, il était mort deux ans plus tard — comme Pasternak avait développé un cancer foudroyant et était mort après l’affaire « Jivago ». Il se trouve qu’il avait, à tout hasard, confié un exemplaire du manuscrit à son ami Sémione Lipkine (sur lequel je reviendrai), et que Lipkine l’a fait parvenir à Sakharov, et c’est visiblement, par Sakharov et aussi Vladimir Voïnovitch (mais ne me demandez pas comment, je ne sais pas) qu’Etkind a reçu les deux microfilms du roman. Simon Markish et lui les ont déchiffrés, page à page, mot à mot, et publiés, en 1980, chez l’Age d’Homme, parce que c’est l’Age d’Homme qui publiait, au même moment, notre Pouchkine… Etkind avait trouvé le temps d’établir le texte. De ça, je me souviens. Je me souviens de son sourire quand il nous en parlait à table — du choc, aussi, qu’il avait eu en découvrant les premières pages. Je me souviens d’avoir reçu l’un des premiers exemplaires, en tout petits caractères… Je découvrais Grossman.

Je me souviens de bien d’autres choses — mais, là, déjà, je suis beaucoup trop long. Je reprendrai plus tard.
Brodsky, Grossman. Ça me donne envie de pleurer.

Hantée

Pour me détendre, changé la terre et le pot de deux plantes. La femme de ménage était moyennement contente (j'avais utilisé un grand sac poubelle pour protéger la moquette.)

Comité financier à 14h30 à Paris dans des étages désertés (l'immeuble sera quitté définitivement demain soir, nos interlocuteurs sont dans les derniers sur le navire), je rentre tôt.
Mardi en passant à la bibliothèque Audoux, j'ai feuilleté sur une table Une année à Treblinka de Jankel Wiernik. Je suis tombée sur le passage où les fosses du début sont rouvertes pour que les corps en décomposition depuis plusieurs mois soient brûlés. Jusqu'ici, je n'avais lu cela que dans Le Livre noir d'Ehrenbourg et Grossman, et malgré toute ma confiance et mon admiration pour Grossman, je ne pouvais m'empêcher d'espérer que ce n'était pas entièrement vrai, que Grossman avait exagéré, ou rêvé, ou extrapolé… Mardi soir, en rentrant à minuit, j'ai rouvert Le livre noir pour vérifier si Grossman indiquait Wiernik dans ses sources (non). L'extermination me hante, je résiste au désir de me remettre devant Shoah, cette pulsion me tient depuis La Chute, et surtout depuis le témoignage de Frau Junge.

Je regarde Sophie Scholl, emprunté mardi. Les dernières minutes, le couloir vers la guillotine, la guillotine (je croyais qu'elle avait été décapitée à la hache: adaptation pour le film?). Je pense à Dostoïevski décrivant la dilatation du temps vécue par le condamné à mort, encore deux rues, encore un coin à tourner, encore une rue…

Vade retro

L'injonction "Achète le livre si tu hésites" fait qu'il va me falloir éviter les librairies avec plus de soin que les pâtisseries (c'est plus ruineux).

J'ai visité le musée judaïque, puis en attendant le début de la conférence de Ginzburg, j'ai traîné un peu au Cahiers de Colette et mangé une salade.

Bilan:
- Karl et Rosa, de Döblin (j'ai tant aimé Alexanderplatz);
- Le livre noir sur l'extermination des Juifs en URSS, de Grossman et Ehrenbourg, qui m'avait rendue malade à sa sortie en 1993. J'ai hésité, et donc...

Bestiaire

Sur l'autoroute, juste devant nos roues, une cane et sa troupe de canetons minuscules et souriants finissent de traverser les six voies en se dandinant et disparaissent dans les fourrés.


Rue du Louvre, un homme arrête les voitures pour permettre à une souris gris foncé de traverser sans être écrasée.


Dans Carnets de guerre de Vassili Grossman acheté hier, la photo du chameau Kouznetchik m'enchante.



Comment trouver notre vieille [division] amie de Stalingrad1 dans la poussière et la fumée, au milieu du rugissement des moteurs avec le cliquetis des chenilles des tanks et des canons automoteurs dans le grincement des énormes convois sur roues qui vont vers l'ouest, dans le flot de ces gamins pieds nus, des femmes en foulards blancs qui se déplacent vers l'est, de ceux qui ont fui devant les combats avec les Allemands et qui maintenant rentrent à la maison ?
Des gens bien intentionnés nous avaient conseillé, afin de nous épargner les arrêts et les questions, de chercher une division caractérisée par une particularité connue de beaucoup : dans son régiment d'artillerie est attelé à un charroi un chameau surnommé Kouznetchik [«Criquet»]2. Ce né natif du Kazakhstan a parcouru toute la route de Stalingrad à la Berezina. Les officiers des transmissions ont l'habitude de repérer dans le convoi Kouznetchik et trouvent sans avoir à poser de questions l'état-major qui se déplace jour et nuit. Nous avons ri à l'écoute de ce conseil farfelu comme à une bonne plaisanterie, et nous avons continué notre chemin.
Et voici que nous sommes de nouveau sur la grand-route, dans la poussière et le fracas. Et la première chose que nous voyons est, attelé à une télègue, un chameau brun, la peau presque à nu, qui a perdu tout son pelage. C'est bien lui, le célèbre Kouznetchik.
Avance à sa rencontre tout un groupe de prisonniers allemands. Le chameau tourne vers eux sa tête peu avenante à la lèvre pendante : il est apparemment fasciné par la couleur inhabituelle des vêtements, peut-être renifle-t-il une odeur étrangère. D'un ton entendu, le conducteur crie à l'escorte : « Fais venir les Allemands ici, sinon Kouznetchik va les bouffer!» Et sur-le-champ nous apprenons tout de la biographie de Kouznetchik : lors des échanges de tir, il va se cacher dans les entonnoirs laissés par les obus et les bombes, il a déjà été recousu trois fois pour ses blessures et s'est vu décerner la médaille «Pour la défense de Stalingrad». Le commandant du régiment d'artillerie Kapramanian a promis à son conducteur que s'il amenait Kouznetchik jusqu'à Berlin, il serait récompensé. «Tu auras la poitrine entièrement couverte de décorations», a dit avec le plus grand sérieux, ne souriant que du coin de l'œil, le commandant du régiment. En suivant la route indiquée par Kouznetchik, nous sommes arrivés à la division.

Vassili Grossman, Carnets de guerre, p.302-303



1 Il s'agit probablement de l'ancienne 308e division de fusiliers, commandée à Stalingrad par le général Gourtiev et qui deviendra la 120e division de fusiliers de la garde en septembre 1943. Cette formation en majorité sibérienne avait défendu l'usine Barrikady à Stalingrad. Pendant l'opération Bagration, elle fut intégrée à la 3e armée.

2 Le chameau Kouznetchik devint célèbre moins d'un an plus tard quand il arriva à Berlin et qu'on lui fit traverser la ville pour cracher sur le Reichstag.
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